Crise entre l’Algérie et l’Alliance des États du Sahel :Décryptage d’un Séisme Géopolitique (Par Oumar KatebYacine)
La récente crise diplomatique entre l’Algérie et les pays del’Alliance des États du Sahel (AES) – le Mali, le BurkinaFaso et le Niger – dépasse largement l’affaire du drone malien abattu fin mars près de Tinzaouatène. Ce qui pourrait sembler n’être qu’un incident militaire ponctuel révèle en réalité des tensions profondes entre deux visions opposées de la sécurité, de la souveraineté et de l’avenir régional.
L’incident du 31 mars 2025, marqué par l’abattage d’un dronemalien par l’Algérie près de Tinzaouatène, ne saurait êtreréduit à un simple incident frontalier. Il s’agit là d’un pointd’inflexion révélateur d’un rééquilibrage profond desdynamiques de pouvoir au Sahel. Cette crise cristallise nonseulement une rupture entre Alger et les États de l’Alliancedes États du Sahel (AES), mais elle symbolise aussil’émergence d’une nouvelle architecture géostratégique dansune région où les rapports de force se recomposent sous l’effetcumulé des transitions militaires, des ingérences extérieures etde l’érosion des cadres multilatéraux traditionnels.
Une crise aux racines doctrinales : l’effondrement del’Accord d’Alger
L’épicentre du désaccord est moins l’espace aérien que ladoctrine de paix. L’Accord d’Alger de 2015, conçu comme lesocle d’une stabilisation durable du Mali par l’intégrationpolitique des Touaregs et une gouvernance territorialepartagée, était au cœur de la stratégie algérienne. Sadénonciation par Bamako en 2023 n’est pas seulement unerupture diplomatique, elle est interprétée à Alger comme undémantèlement volontaire d’un mécanisme de sécuritérégionale auquel l’Algérie avait prêté son poids politique.Pour Bamako, au contraire, cet accord était devenu synonymede blocage politique, inadapté aux menaces asymétriques etincompatible avec une vision souverainiste et centralisatricede l’État.
L’Algérie : sentinelle stratégique sur la défensive
L’Algérie, longtemps arbitre régional discret, se voitdésormais contestée dans son rôle par des régimes militairesplus affirmés. Avec plus de 1 300 km de frontière communeavec le Mali, Alger perçoit toute instabilité au sud comme unfacteur direct de vulnérabilité nationale. Sa doctrine repose surune sécurité périphérique : éviter que la menace terroriste ouséparatiste ne franchisse ses frontières en projetant soninfluence sur les zones tampons sahéliennes. La stratégieactuelle de Bamako, qui fait fi des médiations, adopte un tonouvertement hostile et mise sur une militarisation accrue de laréponse sécuritaire avec l’appui de Moscou, heurte de pleinfouet les fondamentaux sécuritaires algériens.
L’AES : une alliance contestataire, un projet géopolitiquedisruptif
L’Alliance des États du Sahel, née dans la foulée de troiscoups d’État successifs, s’affirme comme une entité à contre-courant des institutions régionales classiques. Son projetrepose sur une reconfiguration radicale de la souverainetésahélienne, marquée par une rupture avec la France, un rejetde la CEDEAO, et une volonté de reprendre l’initiativemilitaire sur les groupes armés. L’incident avec l’Algérieconstitue le premier véritable test externe de sa cohésionstratégique. Le Niger, plus modéré, tente de modulerl’escalade, mais la logique de bloc homogène et l’engrenagedes postures souverainistes pourraient prendre le dessus surles prudences individuelles.
Un échiquier international fragmenté : vers un nouveauGrand Jeu sahélien ?
La Russie joue un jeu d’équilibriste complexe. Elle est à lafois alliée militaire du Mali et partenaire stratégique del’Algérie. Cette double proximité pourrait la placer en positionde médiateur, mais Moscou pourrait également tirer avantaged’une polarisation régionale accrue, qui renforcerait saprésence par défaut.

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Le Maroc, rival historique d’Alger, observe avec attention. Siune opportunité d’approfondir ses liens bilatéraux avecNiamey, Bamako ou Ouagadougou se présentait, notammentdans une logique d’affaiblissement du camp algérien, Rabatpourrait ne pas s’en priver. Le dossier du Sahara occidentalplane en arrière-plan, tel un levier latent de diplomatieindirecte.
L’Occident, en retrait, navigue à vue. La France, les États-Unis et l’Union européenne sont dans une phase deréajustement stratégique, échaudés par leur marginalisationpost-Barkhane. Si un rapprochement pragmatique avec Algersemble possible, les réticences structurelles – sur les droitshumains ou les modèles politiques – persistent.
Conséquences pluridimensionnelles : au-delà de la joute diplomatique
Humanitaire : la fermeture des espaces aériens, dans une région enclavée, ralentit l’acheminement de l’aide humanitaire et augmente la vulnérabilité des populations dans les zones de conflit.
Économique : les échanges transsahariens subissent déjà unralentissement, accentuant l’asphyxie d’économies informelleslargement dépendantes du commerce frontalier.
Sécuritaire : l’absence de coordination régionale face à desmenaces mouvantes (Al-Qaïda, État islamique) crée desbrèches qui seront immanquablement exploitées.
En guise de conclusion : vers une bipolarisation régionale?
La crise actuelle préfigure peut-être une recompositiongéopolitique durable au Sahel. Elle oppose deux visions : celled’un ordre régional piloté par des acteurs étatiquessouverainistes, militarisés et tournés vers de nouveauxpartenaires, et celle d’une approche plus diplomatique, plusintégrée, incarnée – de manière contestée – par l’Algérie. Àcourt terme, une guerre ouverte paraît improbable. Mais lacristallisation des méfiances, l’effondrement des espaces demédiation traditionnels, et l’entrée en scène de puissances auxagendas divergents annoncent une fragmentation du Sahelplus durable.
C’est donc un moment de bascule. Le Sahel, autrefoispériphérie de la géopolitique mondiale, devient l’un de sesnouveaux épicentres. L’issue de la crise algéro-malienne contribuera à définir la forme de l’ordre régional sahélien pour la décennie à venir.
Oumar Kateb Yacine Analyste-Consultant Géopolitique
Contact:bahoumaryacine777@gmail.com